L'imposteur

 

 

" es tan largo el olvido y tan corto el amor " P.Neruda

Elle est partie pour un cœur plus simple et plus pur, pas forcément meilleur que le mien. On se ressemble tellement... Elle s'est retournée sur le chemin mais je ne l'ai pas suivie, je ne l'ai pas retenue. Ça ne sert plus à rien. Parce qu'elle me ressemblait, parce qu'elle me comprenait, j'ai cru un instant qu'elle était la réponse à ce vide en moi. Je ne regrette rien, je me serais trompé.

Ce matin, j'ai fini La Nausée. Pour la troisième fois; je l'ai jeté sur la table d'un geste las. Je me serais trompé. En aurait-il été autrement? On aurait partagé nos solitudes, on se serait senti encore plus seul. Je n'entends pas grand-chose à la littérature mais pour moi, Sartre expose ce sentiment d'inutilité qui me torture. C'est probablement un sentiment que chaque homme a dans le cœur. Mais que m'importe, je ne sais pas relativiser. Ce sentiment m'obsède. A quoi sert cette existence? ça fait rire mes amis, je sens bien ce qu'il y a de pompeux dans la question... Est-ce que la vie, c'est ça? Vivre cette existence ordinaire dans l'anonymat de la foule puis mourir un jour avec la même discrétion avec laquelle j'aurai mené ma vie? Je ne comprends pas, c'est tellement inutile. La contingence, dit Sartre.

Je ne crois plus en Dieu depuis que j'ai réalisé mon entêtement à vouloir croire par peur d'affronter mes doutes, pour ne pas voir que sans Dieu rien ne justifie l'existence. J'ai cru aimer Cécile ou bien je l'ai aimé passionnément. Impossible de faire la distinction. De la même manière, j'ai cru croire en Dieu pour me sauver de l'absurde. Chez Sartre, Roquentin croit avoir trouvé la solution de son mal : une œuvre d'art justifierait son passage sur terre, l'immortaliserait. Oui, mais moi? Moi qui ne sais pas écrire pas peindre, qui ne connais rien à la politique, ni à l'art, moi qui suis tellement dans la norme, comment je peux faire?

Je me lamente pitoyablement. J'ai honte. Je n'ai pas d'ambitions et, de toute façon, aucuns moyens de les réaliser. L'insignifiance et la médiocrité m'entourent, me collent à la peau. Je suis resté des jours entiers à regarder le soleil tourner dans la torpeur molle de l'incertitude. Ces pourquoi qui se bousculent, ces réponses qui n'existent pas...Seigneur, fais quelque chose pour que je croie en toi et que ma vie ait un sens! Cécile.

Cécile est partie. Je sais que je souffre mais je la connaissais à peine. La solitude amplifie tout. L'ennui revient. Quoi faire bon sang!? Ce malaise...

Et puis un jour, cette idée hybride, cet embryon d'espoir, cette lueur naissante... Béatrice n'avait rien d'exceptionnel, on la disait jolie, je la savais gentille et dévouée. J'ai sublimé Cécile parce que je ne l'ai connue qu'un bref instant. J'ai souffert de cette séparation parce que je me sentais vivre dans la douleur… Je ne l'ai probablement pas aimé, pas eu assez de temps pour ça mais j'ai tellement cru que j'ai l'impression d'avoir tout perdu. Béatrice ne correspondait pas à mes aspirations. En la voyant, je m'imaginais marié avec deux gosses, situation tranquille, à jamais embourbé dans l'anonymat, la routine, l'insignifiance. Bref, ça n'est pas en Béatrice que je voyais un avenir exceptionnel. Elle était souriante et bienveillante.

Et si je me mentais encore, si je croyais m'intéresser à elle pour croire que j'ai oublié Cécile, Cécile que je ne connais plus, dont ma mémoire a déjà effacé les traits?

J'acceptais Béatrice dans un laxisme passif, je ne m'intéressais à rien. Elle prenait mon apathie pour de la tendresse. Et donc, cette idée imbécile... Me dire que je ne suis pas à la mesure de mes aspirations, que si je n'ai pas l'envergure pour devenir important, pour justifier mon existence, ne pas vivre pour rien, que si je ne faisais rien sortir de moi, je pourrais peut-être éduquer un fils qui porterait mon nom, qui serait un grand génie, je lui donnerais de l'impulsion, ces chances que je n'ai pas eues, je l'inscrirais dans les meilleurs établissements... Je me sentais déjà orgueilleux de permettre à un enfant de devenir génie, je voyais comme des certitudes tous ces rêves confus, peut-être que je voulais m'y rattacher comme le dernier sens possible à ma vie. La mauvaise foi n'est pas consciente, c'est un blindage contre le désespoir.

J'ai demandé Béatrice en mariage, elle a pleuré, elle m'a sauté dans les bras mais pour moi, se sentir indispensable pour quelqu'un, pour Béatrice, ne donne pas une raison suffisante à mon existence. Maintenant, grâce à ce fils prodige auquel j'aspire, j'espère beaucoup plus. J'ai invité Cécile et l'autre type au mariage pour me prouver qu'elle faisait partie du passé, qu'elle était divinisée, pour la voir comme elle est vraiment, dans la médiocrité du quotidien. Je l'ai trouvée changée et insipide mais ça n'a rien changé. Je garde dans le cœur le regret de ce qu'elle représente, pas de ce qu'elle est ou était. Qu'importe. Je regarde Béatrice tendrement, elle me donnera avec complaisance cet enfant que j'attends. Je vécus quelques mois de bonheur réparateur à penser et repenser mon projet. Un matin de septembre, Béatrice accoucha. C'était un fils. Je l'ai regardé avec des yeux pleins d'espoir et de grandeur, avec convoitise presque. J'aurais dû voir Béatrice frémir devant mes ardeurs et mes projets... C'est la joie, l'espoir de Roquentin qui m'enivre. Il y a donc certainement autre chose que l'œuvre d'art pour être utile sur terre.

Michael sut lire très jeune. Un bon augure. Je le mis dès lors dans les établissements les plus renommés, il montrait des prédispositions réelles aux études scientifiques, je lui payais des cours particuliers, il fut reçu premier. Aujourd'hui, je ne comprends pas. Tout ce sang, les cris de haine de Béatrice... Mais pourquoi? Je me suis endetté pour lui offrir toujours ce qu'il y a de plus cher, de meilleur. Ce matin-là, j'étais si fier aussi, il venait d'être reçu parmi les premiers à un concours si difficile, je n'ai pas vu Béatrice qui pleurait, j'ai ouvert la porte, l'enveloppe à la main, je croyais tenir le monde. Il était étendu là, par terre, il semblait dormir. Ce mot, ce seul mot sur un papier blanc si chargé de honte et de regrets incohérents : " pardon ". Ce pourquoi, cette incompréhension assommante qui me paralysait et me rendait stupide; j'ai probablement dû bafouiller quelques mots inaudibles et dépourvus de sens, car Béatrice a porté sur moi un regard que je ne lui avais jamais vu... Ce que ses yeux, d'ordinaire si tendres, exprimaient de haine et de reproches, je ne saurai l'exprimer.

Je n'ose l'avouer aujourd'hui, ma première réaction fut davantage de la colère et de la déception, de la désillusion totale plutôt que de la douleur. Quels furent mes sentiments? Un choc violent assené avec une force surnaturelle, l'univers entier qui s'effondre sous les pieds, le brouillard, la nuit, l'échec. Le " pourquoi " est resté là, en suspend, si visible qu'elle ne l'a plus supporté. Avais-je besoin qu'elle nomme frustration ce que je croyais de l'ambition, qu'elle appelle pression ce que j'appelais moi impulsion? Elle a crié, hurlé, je ne l'entendais plus, démoli par la découverte de mon imposture... Je la crois aujourd'hui, j'ai tué mon fils. Sans le vouloir, par aveuglement, par égocentrisme ou par désespoir. Tout ce gâchis pour un faux prétexte.

Pourquoi en suis-je arrivé à me mentir ainsi, si parfaitement? A cause de toi, Cécile. A cause de toi qui étais ma vie, mon chemin, mon but; à cause de toi à qui par orgueil ou je ne sais quoi, je n'ai pas su dire " je t'aime ".

1996.